"Le soutien sororal est l’horizon du féminisme."
Interview de Penda Diouf et Silvia Costa au sujet de leur nouvelle création "Soeur·s, nos forêts aussi ont des épines".
Penda Diouf et Silvia Costa mêlent les temporalités et les rêves dans un récit de sororité fusionnelle. Alors que la rupture s’annonce, les souvenirs vécus ou imaginés remontent et fissurent le récit familial. Créée en itinérance par la Comédie de Valence, Soeur·s, nos forêts aussi ont des épines s'installe au Varia du 24 au 30 janvier.
"Elle m’a raconté avoir envie de parler de sororité. C’était, pour elle, un idéal à atteindre mais la société ne favorisait pas la solidarité entre femmes."
Comment cette collaboration est-elle née et où vos univers artistiques respectifs se sont-ils rejoints pour donner naissance à ce projet commun ?
Penda Diouf : Silvia et moi sommes toutes les deux membres de l’Ensemble artistique à La Comédie de Valence. Mais nous n’avions jamais vraiment eu l’occasion d’échanger. C’est Claire Roussarie, directrice adjointe de La Comédie de Valence, qui m’a proposé de travailler à un texte pour Silvia et j’ai tout de suite accepté car j’étais curieuse de son univers. Silvia m’a donc donné rendez-vous avant le spectacle Trois annonciations de Pascal Rambert, dans lequel elle jouait. Elle m’a raconté avoir envie de parler de sororité. C’était, pour elle, un idéal à atteindre mais la société ne favorisait pas la solidarité entre femmes. Et puis Silvia m’a raconté un rêve où elle se promenait dans la forêt et tout à coup, sa sœur est apparue, cachée dans un arbre. Je lui ai demandé si elle pouvait me faire un dessin de cette rencontre. C’est ainsi que la collaboration a commencé.
Silvia Costa : La rencontre avec Penda a été dès la première fois très inspirante. J’ai senti une connexion et une compréhension qui m’ont menée à partager avec elle mes expériences de collaboration entre femmes, parfois complexes, ou celle que j’ai vécue personnellement avec ma sœur... J’ai senti qu’avec elle je pouvais trouver une forme poétique et narrative pour raconter, en la questionnant, la sororité, terme qui n’existe pas encore véritablement dans le vocabulaire commun.
Dans cette histoire, la relation entre les deux sœurs oscille entre amour, solidarité et tension. Comment explorez-vous cette dualité, à la fois dans l’écriture et dans la mise en scène ?
Penda Diouf : Je souhaitais aborder la complexité de la relation sororale. On peut être de la même famille et ne pas du tout s’entendre, avoir des caractères diamétralement opposés. La place dans la famille joue également, si on est l’ainée ou la cadette. J’avais envie de suivre ces sœurs à un moment précis: une balade en forêt juste avant le départ de la cadette à l’étranger. L’occasion de remettre leur relation au cœur, de lever les non-dits et de poser les questions. De tout remettre à plat pour une nouvelle naissance dans la façon de faire relation.
Silvia Costa : Dans nos premières discussions, on a souvent évoqué la création de dimensions différentes pendant le spectacle, une au présent, concrète, réaliste, une deuxième altérée comme dans un rêve, où des souvenirs surgissent comme un flux de conscience, et une troisième qui parle d’universel, qui comme un cri d’appel ou une formule magique puisse rassembler toutes les femmes, une sororité qui transcende le sang. J’ai donc cherché à mettre en valeur ce changement d’état avec les différentes scènes, en marquant leur division. J’ai cherché un caractère pour chacune qui puisse guider le spectateur dans ce voyage textuel, riche en images, en informations, en connexions entre éléments mais aussi en émotions. Et puis surtout j’ai cherché un équilibre entre texte et symbole, geste et parole, information et image, en montrant une divergence entre ce que l’on entend et ce que l’on voit.
L’eau revient souvent dans le texte (liquide amniotique, noyade, composition de la planète). Quel rôle joue cet élément dans le lien entre les deux sœurs ?
Penda Diouf : Je pense à une citation de la philosophe Simone Weil : “Aimons cette distance qui est profondément tissée d’amitié, car ceux qui ne s’aiment pas ne sont pas séparés”. L’eau est l’élément de la distance: la mère et l’enfant à naître, les plaques continentales sur la planète. Mais c’est aussi un élément qui porte une mémoire. Le corps est composé à 70% d’eau. Comment cette énergie émotionnelle peut-elle influer sur les personnages ? Comment, à son contact, les souvenirs des deux sœurs sont réactivés, retraversés pour être mis à plat et peut-être trouver des réponses ainsi qu’une forme d’apaisement.
Silvia Costa : Comme pour les poissons, l’eau est l’ambiance dans laquelle ses deux sœurs sont immergées, ce qui se trouve tout autour d’elles, et qui est invisible. J’ai donc cherché à rendre sur scène cet élément sous plusieurs formes, la peau blanche du latex des costumes, un bâton rempli d’eau, dont la bulle d’air nous permet de visualiser une vague, la bascule qui avec son oscillation évoque les mouvements d’un bateau, les percussions de la musique qui mettent l’air en vibration.
"L’écriture s’est adaptée aux trois mouvements de la pièce: la réalité, le souvenir et la forme chorale."
Que permettent les différentes temporalités, réalité, rêve et souvenir? Comment avez-vous travaillé pour qu’elles coexistent au plateau ?
Penda Diouf : J’aime qu’il y ait de la porosité entre les temporalités et qu’on ne sache plus très bien où on est, ni combien de temps est passé. Ça crée un trouble dans la perte de repères qui permet de se déplacer ou de sortir de soi.
Silvia Costa : Les différentes temporalités permettent de changer d’état, de dimension physique, et donc elles modulent et sculptent le temps scénique. Le texte de Penda induit cette mise en scène car l’action qui fait avancer l’histoire est en effet le temps et la mémoire.
La musique semble avoir une grande importance dans le spectacle, comment contribue-t-elle à la narration ?
Silvia Costa : Pour ce projet, j’ai décidé de travailler avec le compositeur Sandro Mussida. Il a une approche musicale en lien avec la dramaturgie du spectacle, il met en connexion des sons avec le caractère d’un personnage. C’est du son sur mesure. Je sens que la musique est vraiment un élément d’altération de l’atmosphère dans la salle, c’est l’air que les actrices respirent.
Cette musicalité, est-elle présente dans ton écriture ?
Penda Diouf : Peut-être que l’écriture s’est adaptée aux trois mouvements de la pièce: la réalité, le souvenir et la forme chorale. Cela crée des rythmes différents. On est dans un dialogue un peu classique dans la première partie. Il y a ensuite des phrases plus longues et narratives dans la partie du rêve. Pour la forme chorale, il s’agit plus de phrases poétiques, à la forme d’un manifeste. Ces rythmes différents créent une musicalité et des ruptures.
Qu’est-ce qui, selon vous, rend cette exploration de la sororité universelle ?
Penda Diouf :J’avais envie de créer des liens de façon verticale, à travers les lignées de femmes. Mais également de façon horizontale entre des femmes de même génération. Ces deux axes se croisant et créant, des connexions, les personnages sont à l’intersection de ces lignées.
Silvia Costa : Quand j’ai proposé à Penda de travailler sur la relation sororale, j’avais en moi le désir d’aborder les relations entre les femmes en général, là où l’on s’attend à une main tendue pour se renforcer mutuellement et où au contraire, on est face à un dos tourné. C’est le signe que dans la société notre lutte pour “gagner notre place” reste encore un point sensible. On parle toujours “d’une femme”, ou “de la femme de”, plutôt que d’un groupe. Je sentais que j’avais beaucoup souffert dans ma vie à cause de cette compétition qui nous fragilise. Alors dans ce texte, il y a en effet un mouvement d’ouverture, à partir de deux sœurs, on élargit à une troisième, et puis aux femmes avant elles et aux femmes présentes dans la salle... Ce texte invite à tendre cette main, il appelle à rejoindre les autres, à faire ensemble, à faire groupe. Le soutien sororal est l’horizon du féminisme.