"Ancora Tu, c’est l’histoire d’un acteur qui partage au public les archives d’une histoire d’amour qui vient de se terminer"
Interview de Salvatore Calcagno au sujet de sa nouvelle création "Ancora Tu".
Les auteurs Salvatore Calcagno et Dany Boudreault se sont rencontrés en 2014. Ils ont vécu alors un véritable coup de foudre humain et artistique. C’est cette rencontre qui a inspiré une forme de 25 minutes intitulée Sara perché ti amo. Sara perché ti amo a voyagé dans quelques appartements, studios, garages, tantôt à Bruxelles, Paris, Montréal, Limoges, ou encore Thionville, pour une dizaine de spectateur·ices chaque fois. Aujourd’hui, Salvatore Calcagno et Dany Boudreault poursuivent leur démarche en invitant un nouvel acteur à se prêter au jeu autofictionnel de leur histoire d’amour, l’acteur portugais Nuno Nolasco.
"Nous avons tous·tes perdu quelqu'un, et nous avons tous·tes tenté·es de le·a faire réexister."
Ancora Tu, c’est quoi ?
C’est une recherche performative que j’ai initié avec l’auteur et acteur Dany Boudreault lorsque nous nous sommes rencontrés à Montréal. Une amitié artistique est née, et nous avons rêvé à un autre rapport : si nous étions tombés amoureux, que ce serait-il passé ? Cette question a amorcé un fantasme, une première performance, très courte, intitulée Sara perché ti amo, que nous avons présenté dans différents espaces (garage, chambre d’hôtel, appartement). Puis, nous avons eu le désir de présenter cette histoire dans un espace théâtral, et donner un autre corps à notre recherche sur l’intimité performée.
Aujourd’hui, tu as invité l’acteur portugais Nuno Nolasco à porter ce récit au plateau. Pourquoi ?
J’ai invité Nuno Nolasco a existé dans notre travail de par sa sensibilité, son ailleurs, son imaginaire, ses failles, sa manière d'aimer et de vivre ; il s’implique à cette recherche avec ses désirs, ses fantasmes, ses amours perdus, passés, futurs. C’est toute cette personnalité qui incarne l’âme d’Ancora Tu aujourd’hui. Son implication déplace et amène un nuancier (avec les couleurs du soleil de Lisbonne, des reflets du Tage), une texture de voix aussi, de corps, et un angle sensible sur les thématiques que nous explorons à travers ce projet.
Quelles thématiques abordez-vous ?
Le rapport à la solitude, à l'abandon, face à un amour, à sa famille, à ses ami·es. Et dans cet abandon, comment est-on regardé ? Comment le regard qui nous est porté donne finalement la sensation de ne pas être abandonné·e, esseulé·e, plutôt accompagné·e. Cette connexion au regard est très présente dans Ancora Tu.
Dans quel décor prend place ce jeu de regard ?
Un appartement. Ce cadre réaliste est le réceptacle de la passion amoureuse d’Ancora Tu. Le réalisme de cet appartement n’existe physiquement pas au plateau, seulement par fragments sonores (des archives audios qui sont diffusées en premier plan) et visuels (des photographies qui intègrent la scénographie). Ces éléments sont des réminiscences d’un lieu, qui existe, dans la vraie vie, Rua de Sao Mamede à Lisbonne. C’est un lieu où j’ai vécu des histoires intimes (amoureuses, amicales). Je m’en suis inspiré pour écrire la fiction avec Dany.
Comment travailles-tu pour que cette autofiction ne soit pas qu’un « repli sublimé sur soi »*, mais engage une connexion universelle avec le public ?
Ancora Tu, c’est l’histoire d’un acteur qui partage au public les archives d’une histoire d’amour qui vient de se terminer. Cette histoire d’amour devient une histoire d’absence, de deuil. Dès le début de la performance, un pacte s’installe entre le performer et le public : nous allons faire revivre, une ultime fois, cette personne aimée et disparue. C’est dans ce reenactment* qu’Ancora Tu devient universel : nous avons tous·tes perdu quelqu'un, que ce soit concrètement par la mort, par une rupture amicale ou amante, et nous avons tous·tes tenté·es de le·a faire réexister. Le théâtre est là justement pour permettre cette magie et pour libérer la tension de la mémoire. Roland Barthes décrit très bien cet impératif à se libérer quand il dit : “l'amoureux qui n'oublie pas quelquefois meurt par excès, fatigue et tension de mémoire.”
*« repli sublimé sur soi » : Annie Ernaux, Le Vraie Lieu
*Le reenactment est une méthode performative consistant à recréer certains aspects d’un évènement passé, d’une période histoire ou d’un mode de vie.
"Avec cet esthétisme de l’intime, tu peux t’aventurer et expérimenter des frontières."
La forme scénique d’Ancora Tu est celle du portrait. Tu es d’ailleurs connu pour ce travail de composition. Comment procèdes-tu ?
Dans le travail de portrait, le jeu de regard entre l’acteur·ice et le public est important. Ce jeu de regard (un clin d’œil, une malice, une posture) permet à l’acteur·ice de décider comment i·el souhaite être regardé·e et surtout, de se mettre d'accord sur la fiction que nous allons expérimenter ensemble. Avec Ancora Tu, créer une intimité immédiate entre public et performer est nécessaire pour que le public ait la sensation d'entrer dans un portrait intime et documentaire, de dépasser le quatrième mur, bien qu’il y aient tous les codes qui disent que « non, nous sommes bel et bien au théâtre ». Cela se joue dans les premières secondes, les premières minutes, c’est très subtil.
Comment ce portrait se déploie par la suite ?
Par l’esthétique qui se dégage des archives intimes. Cette esthétique est présente aussi dans la langue soutenue du texte, dans les mouvements de la partition et l'accompagnement musical.
Que cherches-tu à provoquer avec cet esthétisme ?
Je cherche une distance qui autorise l’arrivée du théâtre, de la beauté et de la fiction. Avec cet esthétisme de l’intime, tu peux t’aventurer et expérimenter des frontières. Dans le cadre d’Ancora Tu, elles résident dans le sexuel, le pornographique, l’obscène, la honte, la violence, et le pathétique.
Quelle est ta définition du pathétique ?
Le pathétique s’applique à Ancora Tu pour définir l’élan physique et émotionnel du performer ; toute cette force, ces rires, ces larmes ; cette urgence à revivre une dernière fois son histoire d’amour, à tout prix, avec le public.
Ancora Tu, c’est le récit d’un amour queer. En quoi est-ce important pour toi, de visibiliser ce récit aujourd’hui ?
Nous vivons dans une époque où exposer un amour queer dans la rue, en ligne, c’est s’exposer à une série de violences. Nous en parlons dans la performance, de cette violence ordinaire, de cette peur au ventre, car aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’agressions queerophobes en rue qu’il y a 10 ans, sans mentionner le harcèlement digital aussi. Les espaces d’exposition et d’atteinte à la vie d’autrui se sont aujourd’hui multipliés, tout comme les déchainements.
Cela doit nourrir l’importance que tu accordes à la représentation des personnages ?
Oui, la représentation est aujourd’hui un enjeu théâtral majeur. Je me souviendrai toujours la fois où Dany et moi avions joué la première version d’Ancora Tu, devant un public scolaire empreint d’une culture religieuse. Ces adolescent·es ont été à la fois choqué·es et ému·es par notre fiction. Et là, je me suis dit, c’est gagné, l’émotion l’emporte sur les constructions et les croyances. L’émotion est politique.
Comment ces représentations se développent dans ton travail en général ?
En incluant des personnes minorisées dans une fiction qui ne soit pas uniquement centrée sur leurs « différences ». Une fiction dans laquelle leurs présences ne soient plus un sujet en soi, mais qu’iels soient là pour aviver les mouvements, les situations du livret. Cela évite aussi les dérives de « fétichisation » des récits.
Les œuvres de théâtre que tu as dirigé (La Voix Humaine, Un Tramway nommé Désir) puisent dans le répertoire camp*. Qu’est-ce qui t’attires spécifiquement dans ces œuvres ?
Le culte du personnage, un côté « ultra-théâtral », de par les dialogues, les costumes, la manière de les camper dans le récit ; ces éléments activent des projections scéniques très fortes chez moi. Ce sont des personnages de nuances : entre peur et espoir, entre besoin d’une liberté, d’une vitalité et des penchants sombres. Il y a une force spéciale dans ces textes, qui est liée aux thèmes de l’amour, du désir, de la sexualité, comme une force existentielle et révolutionnaire, sur laquelle le pouvoir (qu’il soit politique, économique ou idéologique) échoue à imposer son contrôle.
*Le camp est un style, une forme d’expression artistique. L'esthétique camp joue sur l'exagération, le grotesque, la provocation et l’humour. Il émerge comme une forme de sensibilité importante dans la culture des années 1960, là où la droite conservatrice dominait. Le style camp est aussi décrit comme un regard propre à la sous-culture gay masculine, et queer en général.