"En humanisant les androïdes et en robotisant les humains, nous souhaitions composer une nouvelle génération d'humains"
Interview de Jasmina Douieb au sujet de sa création "Les Trois Soeurs"
C'est avec un projet très ambitieux que Jasmina Douieb, artiste partenaire du Varia, viendra très bientôt habiter le Varia de robots et d'un récit d'anticipation adapté d'un classique de Tchekhov : Les Trois Soeurs (version androïde), relecture du texte par Oriza Hirata qui y intègre des intelligences artificielles, au coeur du dispositif scénique et de la dramaturgie du spectacle.
"Paradoxalement, c’est des androïdes que surgira la seule parole libre."
Qu’est-ce qui t’a attirée dans la réécriture de l’auteur japonais Oriza Hirata du texte Les Trois Soeurs de Tchekhov ?
Un spectacle qui parle de demain à partir d’un texte d’hier
Amatrice de science-fiction depuis enfant avec des lectures comme Asimov, Arthur C. Clarke ou, plus tard Ursula Le Guin, j’ai toujours beaucoup aimé me plonger dans les utopies car elles proposent une réinvention des mondes. La force des récits de science-fiction réside là pour moi : ils proposent d’autres mondes et d’autres structures politico-sociales. Par effet de miroir déformant, ces récits du futur décortiquent nos dysfonctionnements, et nous autorisent toutes les utopies. Ils sont par essence éminemment politiques et innovants.
Ensuite, j’adore Tchekhov depuis longtemps et je me suis toujours dit que je voulais en monter un, un jour.
Il se trouve que le travail de Hirata est remarquable car il ne se contente pas de transposer à aujourd’hui. Il réinvente à partir d’aujourd’hui sur des bases d’un récit passé, pour imaginer un futur qui nous confronte.
Non seulement Hirata détricote les motifs tchekhoviens avec brio, mais il les retisse pour livrer un récit singulier et novateur. La distance qu’il établit avec son modèle me fait penser à la distance qui sépare le modèle de son avatar androïde dans la pièce de l’auteur. Par un hyperréalisme décalé, dont l’objectif, dit-il, « n’est pas de transcrire la réalité, mais plutôt de la transcrire avec un décalage de 5 ou 10 centimètres », Hirata créé, à bas bruits, une sensation d’ébranlement profond. De la même manière, l’humaine modèle et son avatar androïde, même si elles sont créées à partir d’une même matrice, resteront à jamais différentes l’une de l’autre.
Un théâtre du silence et de l’ailleurs
« Tout être qui a l’apparence de la vie sans avoir la vie fait appel à des puissances extraordinaires. Est-ce parce qu’ils ne peuvent mourir ? Ce sont des morts qui semblent nous parler… » Maeterlinck
Formellement, l’auteur japonais réinvente une nouvelle manière de faire de la scène un miroir de la vie. Il explore, dans une fausse simplicité, les fracas silencieux de l’existence dans ce qu’elle a de tragiquement quotidien. À la manière d’un Maeterlinck, Hirata nous donne à voir ce qu’il y a d’étonnant dans le seul fait de vivre, par un très léger décalage que j’explore avec passion sur la plateau.
Il déstructure le dialogue par un travail de dentellier d’une précision hallucinante (chaque silence, chaque chevauchement de paroles ou de gestes est écrit, dans une précision au scalpel). La pensée hoquète, se cherche, échoue à dire l’essentiel. Et tout ce qui doit être entendu est à trouver entre les mots, dans les suspensions, les silences et les ratés. Les dialogues sont subtilement irréalistes et pourtant chargés de quotidien, d’onomatopées, voire de borborygmes, ils se répètent, varient, se reprécisent, s’affinent, comme s’ils cherchaient la bonne voie vers un dialogue réussi.
Montrer la vie par l’absence de vie
Paradoxalement, c’est des androïdes, c’est de ces êtres ‘programmés’ et (apparemment ?) sans conscience, que surgira la seule parole libre, dans un monde où les personnages, comme chez Tchekhov, se mentent à eux-mêmes.
Ces êtres artificiels que la mort ne concerne pas, sont étrangement bouleversants de vie et de naïveté. Ils nous renvoient à notre effroyable capacité d’oubli, à nous les humains, allant parfois jusqu’au déni de soi et de nos valeurs, au refoulement de nos rêves et de nos espoirs.
Les androïdes, eux, n’oublient rien ; ils gardent intacts leurs rêves d’enfants. Ils ne meurent pas. Ne mangent pas. Et ne mentent jamais.
De l’enfance, ils héritent aussi de cette faculté à dire le vrai, qui leur permet sans cesse de remettre en question toutes nos conventions sociales.
Quels sont les grands thèmes qui traversent la pièce ?
Notre rapport à la mort que nous acceptons avec de plus en plus de difficultés.
Notre volonté de puissance qui nous amène à vouloir contrôler le vivant et à refuser toujours plus la maladie comme la mort.
Le transhumanisme et la virtualisation de notre rapport au monde réel.
La puissance du déni et du secret qui entraînent la perte de toute sororité.
La force des secrets face à l’aspiration à la vérité et à la réparation.
La famille, les conflits de générations devenues incapables de se comprendre véritablement.
La lente et inexorable chute d’une société avec ses codes et ses traditions vieillissantes.
Le bug comme détonateur du changement.
L’inanimé au service du vivant, comme dernier recours d’une humanité en perte de ses valeurs.
"Nous avons essentiellement travaillé à créer des images scéniques qui viennent comme des révélateurs de la parole ou de la situation vécue."
Les androïdes sont joués par des acteur·ices danseur·euses ; parle-nous du travail avec elle·ux et la chorégraphe Ikue Nakagawa.
Nous avons cherché à comprendre ce qu’une IA chercherait à imiter chez un humain, quel regard elle porterait sur nous, sur notre manière de bouger, de parler et d’interagir.
Pour cette raison, nous avons travaillé sur des principes d’imitation et de réflexion, chacun renvoyant un reflet révélateur qui fonctionne comme une prise de consciences réciproques. En humanisant les androïdes et en robotisant les humains, nous avons cherché à composer une sorte de nouvelle génération d’humains.
Nous avons essentiellement travaillé à créer des images scéniques qui viennent comme des révélateurs de la parole ou de la situation vécue. Ce sont des sortes de rêveries semi-éveillées, semi-réelles, comme des réalités quantiques qui entrent en écho, ou en collision selon les moments, avec ce qui est dit sur scène. Des unheimlich, des séquences d’une inquiétante étrangeté qui offrent autant un espace de déformation qu’un espace de respiration.
Quelles ont été tes sources d’inspirations pour ce spectacle ?
Ce qui a pu m’inspirer ce sont toutes mes lectures de SF, de la BD aux romans, en passant par les films et les séries.
Mais il vrai que ce sont surtout des univers visuels qui m’ont accompagnée et qui transpirent dans notre approche : Blade Runner, 2001, Her, Poor Things, Canines, Moon, Dune, Ex Machina, et bien sûr les séries Severence, Real Humans, West World, Raised by Wolves, Black Mirror,…
Cette année, ta compagnie - Entre chiens et loups - fête ses 20 ans. Existe-t-il un fil rouge entre toutes les créations de ton répertoire ?
Je pense qu’un fil rouge sur les dernières créations serait le rapport délétère que nous entretenons avec la mort, notre refus de la regarder et d’en prendre soin. De là, l’envie de travailler sur la réparation et la résilience comme armes de résistance.
Je dirais qu’à travers mon travail, je cherche à interroger mes pairs, à comprendre et à créer un terrain de dialogue et de réparation. Je cherche à interroger l’humain dans toutes ses contradictions, ses rêves avortés ou portés. Les vivants dans leur insondable opacité, dans les zones grises de leur conscience et de leur morale.
Un arrêt sur image dans l‘agitation générale. Un zoom sur nos intérieurs.
Je veux faire entendre le coeur de l’individu qui bat dans le brouhaha des foules. Ses secrets, ses doutes, ses rêves oubliés, ses douleurs tues, ses joies furtives, ses épiphanies, ses extases volées. Comment il honore ses disparus et leur mémoire. Quelle place il leur fait dans la grande agitation. Comment il passe à côté d’autres coeurs sans les entendre. Comment il traverse la vie sans la voir.
En racontant des histoires, et par le partage,
reconnecter, interroger, réparer.